« La tectonique des corps » – SLPJ23
Le 39ᵉ édition se déroule du 29 novembre au 4 décembre 2023.
Pour sa 39e édition, “La tectonique des corps” est la thématique du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis. Inhérent à l’enfance, on regarde le corps grandir, changer, on le compare et on découvre son anatomie. Imagiers, livres-documentaires, mais aussi romans, bandes dessinées, livres illustrés… sont autant d’espaces pour s’interroger.
D’autant plus, lorsque le corps agite des débats de société autour du rapport à l’autre. Alors, à l’approche des Jeux Olympiques et Paralympiques Paris 2024 et comme depuis près de 40 ans, le Salon du livre et de la presse jeunesse met la littérature jeunesse en plein dans le monde.
Mais comme le corps est aussi notre outil pour se rencontrer, échanger, dessiner, lire et créer… L’ensemble du programme sera parcouru par le thème de l’édition : rencontres avec les auteurs, spectacles, lectures ou espaces d’éducation artistique et culturelle pour les enfants et les parents comme le projet “Des livres à soi”.
Cette année, l’exposition immersive et interactive nous met littéralement en mouvement. Non pas pour s’initier à une danse du début des années 2000… Mais parce que l’exposition disséminée en 4 espaces propose de découvrir le Salon différemment. Nous sommes plongés tout entiers dans la littérature jeunesse.
Quatre artistes internationaux – notamment la créatrice de l’affiche de cette édition Albertine – nous présentent leurs personnages, tantôt désarticulés, tantôt mélangés, souvent grandeur nature et toujours en mouvement.
Une invitation à sauter dans la littérature à pied joints, à la saisir à pleine main, à la dévorer des yeux et à l’aspirer à pleins poumons.
Regards croisés sur la thématique avec les interviews d’Albertine (autrice-illustratrice) et Serge Hefez (psychiatre de l’enfance et l’adolescence).
ALBERTINE
Albertine est une autrice et illustratrice jeunesse devenue incontournable. Souples, désarticulés, disproportionnés… Les corps qu’elle dessine sont l’expression de l’intériorité et de la vitalité. Elle nous offre le personnage rose -le “chewing-gum amusant”- de l’affiche de cette 39e édition.
Que vous évoque l’expression ”la tectonique des corps” ?
Peut-être le mouvement. La relation des corps avec des corps. Comment on exprime sa personne par sa posture, comment on échange avec l’expression de son corps. Je m’intéresse plus au corps qui exprime l’âme par sa posture, ses courbes, sa pesanteur, ses mouvements, son énergie, que par l’envie de parler de l’aspect scientifique du corps.
Aimez-vous dessiner les corps ?
Ah oui. J’aime beaucoup les dessiner ! Ce qui m’a inspiré toute petite à dessiner, c’est l’observation des êtres, des gens, au-delà de l’aspect physique. C’est la psychée du corps. Ça passe par l’attitude, l’expression, le vêtement. Je m’intéresse à la façon dont on se vêt. La façon dont on porte le vêtement dit beaucoup de la personne. Si on est bien dedans, ou bien si on est serré, si on est enfermé. Si on le vit avec fluidité. Après, il y a la couleur, le choix du tissu, le mariage des couleurs, le mariage des textures. La façon dont on se drape du vêtement. Ce qui m’intéresse moi, c’est tous les corps. Plus le corps a des petites imperfections, plus c’est beau, plus je suis émue.
Pourquoi est-ce que le corps est un thème aussi important dans la littérature jeunesse ?
Je pense qu’en effet, dès qu’on est enfant, on est en relation avec son corps. Parler du corps c’est parler aussi du vivant. On existe par son corps. On exprime. On fait des expériences. On se brûle, on se fait mal. On court. Il y a du vivant dans le corps de l’enfant. Ça va vite toujours. Ça mord la vie, un enfant. Ça fait partie de l’identité d’un être dès le début. Comment on se perçoit. Comment on voit ses doigts de pied. Comment on les met dans sa bouche. On est tout de suite en lien avec son corps. Moi, je ne fais pas de livres pédagogiques. Mais il y a des livres sur le corps qui sont absolument magnifiques, qui parlent du corps interne et externe. La façon dont tous les dessinateurs perçoivent le corps, comment ils le dessinent. Le corps, c’est de l’émotion. C’est pour ça que j’aime tellement la danse. Mais on peut en parler tellement différemment. Comme Marion Fayolle qui utilise le corps de façon formidable et qui parle plutôt de la cérébralité du corps.
Moi, je ne pense qu’à m’amuser, à créer des personnages. Ils ne sont pas très humains mes personnages. Ils peuvent être un peu des animaux, des oiseaux. Je les appelle des gloubis. Je pars dans l’imaginaire et de comment j’idéaliserais l’école et l’amitié. Alors ça peut partir dans tous les sens.
Comment avez-vous imaginé le petit bonhomme sur l’affiche ?
J’ai fait plein de croquis de personnages parce qu’on voulait un personnage neutre, amusant, en mouvement. Il me fait penser à certains personnages japonais de films d’animation. Je ne suis pas allée chercher de ce côté là mais il a un petit côté, avec ses chaussures avec des petits blocs de bois en dessous. Je trouvais que c’était joli qu’il soit un peu rond et en mouvement. Ça lui donne une présence. Il peut avoir tous les âges. Au départ, moi, je le pensais rose et finalement, tout le monde a dit qu’il fallait qu’il soit rose. C’est une sorte de chewing-gum amusant. C’est un personnage optimiste et qui aime bouger. Il aime beaucoup bouger.
SERGE HEFEZ
Serge Hefez est psychiatre de l’Enfant et de l’Adolescent. Impliqué dans la lutte contre le Sida et pour l’avortement, il s’enquiert de la souffrance des communautés marginalisées par leur corps. En 2016, il ouvre avec l’équipe d’ESPAS une consultation spécialisée destinée aux jeunes en transition de genre.
Que vous évoque l’expression “la tectonique des corps” ?
Deux entités assez fortes qui se rencontrent voire se télescopent l’une sur l’autre, et les effets que ça peut induire. “Tectonique” ça fait vraiment minéral, géologique. Donc on imagine quelque chose de très bouleversant, de très tellurique.
Pourquoi le corps est-il un sujet si central de l’enfance et l’adolescence ?
Parce que, surtout à l’adolescence, le corps parle, le corps se transforme. C’est un moment qui est très compliqué pour la plupart des adolescents — pour ne pas dire tous — de pouvoir mentaliser cette transformation.(…) Il y a un bouleversement hormonal qui fait que les émotions sont plus vives, plus à vif. Il faut pouvoir gérer tout ça. C’est le corps qui parle avant l’esprit. Quand on parle de corps, c’est aussi les émotions et les sensations qui habitent ce corps.
Quel rôle peuvent avoir les supports de fiction comme la littérature pour les accompagner dans cette appréhension ?
La fiction, ça met des mots sur des ressentis, sur des sensations et sur des émotions. Donc ça permet de mentaliser ce qui est en train de se passer. Ça permet de faire un récit de ce qui est en train de se passer à l’intérieur et qui est confus. Les jeunes ont des sentiments très forts et contradictoires. Ils peuvent haïr leur père et leur mère un jour, puis le lendemain les adorer et ensuite être indifférents comme si on était sur une autre planète. On peut être amené à se sentir anormal, mauvais. C’est très déroutant. Si on lit dans un roman que ces sentiments sont communs et que beaucoup de gens les ont traversés, ça rentre dans un récit commun avec le reste du monde. Un jeune qui lit “Le petit chose” de Alphonse Daudet, il lit une littérature qui nomme des choses confuses qu’il ressent et qu’il n’arrive pas à nommer lui-même.
Comment accompagner des enfants ou adolescents en souffrance par rapport à leur corps ?
C’est déjà prendre conscience par les adultes qui les entourent de cette souffrance – les parents, les enseignants mais aussi tous ceux qui encadrent, qui entourent ce jeune, qui le connaissent. Et lui renvoyer quelque chose de sain, lui renvoyer le fait qu’on perçoit cette souffrance. La plupart du temps, des jeunes en souffrance ne vont pas dire qu’ils souffrent, parce qu’ils n’ont pas les mots pour exprimer ça. Ils vont plutôt l’exprimer par les actes : scarifications, colère, passages à l’acte violent contre les autres et eux, troubles alimentaires… L’adolescence c’est le moment où on agit beaucoup plus que ce qu’on dit. Le boulot des adultes c’est de dire, exprimer, mettre des mots, aider à élucider ce qui se passe à l’intérieur de soi.
Actuellement, les débats autour du corps sont souvent agités, surtout en ce qui concerne les décisions des enfants et des adolescents vis-à-vis de leur corps. Comment aller vers une discussion apaisée ?
Il y a 20 ans, personne ne parlait de ces questions très complexes d’identité de genre et de sexualité. Un ado qui se sentait homosexuel était voué à un silence et une exclusion absolue. Une petite fille qui se sentait masculine, elle avait droit aux quolibets des autres et rien d’autre. Aujourd’hui, il y a moins de discrimination que ce qu’il pouvait y avoir. Ça va donc être des sujets de questionnement qui vont les traverser au moment où ils font leur puberté, au moment où le corps est en ébullition.
La grande nouveauté de ces dernières années, c’est ce questionnement de genre qui traverse la plupart des petits garçons et petites filles et des jeunes. Qu’est-ce que c’est qu’être un garçon, une fille aujourd’hui ? Parfois, ils ressentent une dysphorie de genre au point de vouloir appartenir à l’autre bord. C’est quand même une minorité des enfants. Mais n’empêche que la majorité est traversée par des questionnements là-dessus. Qu’est-ce que ça signifie aujourd’hui être un garçon, une fille ? Dans toute la société, il y a un questionnement très présent autour de ces questions là, à travers Me Too, les mouvements féministes, le changement très important de place des femmes dans la société et donc du féminin par rapport au masculin… Il y a autour des questions de patriarcat et de domination masculine quelque chose de tectonique, de tellurique autour de ça. Forcément, les jeunes le perçoivent. Ça n’a rien d’évident. L’assertion de Beauvoir, “On ne naît pas femme, on le devient”, c’est une évidence; mais c’est aussi “On ne naît pas homme, on le devient”. Les jeunes savent plus que jamais qu’ils ont à se choisir : leur croyance, leur métier, leur religion, etc… On les laisse plus libres de se désigner de se fabriquer, et la question du genre en fait partie.